55 Dimanche

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Un pas dans l’autre

Chacun a son histoire, chaque vie est un livre.
On serait son propre personnage, on s’écrirait au fur et à mesure.
On ferait parfois des ratures.
Chaque vie est un livre avec plus ou moins d’amour, plus ou moins d’aventures, d’intrigues, de mystères – dans tous les cas la présence des deux côtés de la force. Tous les livres semblent finir de la même façon, avec plus ou moins de bonheur. Il y en a qui sont forts pour les décors, d’autres pour les rebondissements, celui de Weber ne manque ni des uns ni des autres.
Il me le raconte par bribes, comme dans les contes des mille et une nuits, je commence à connaître ses paysages. Je le vois petit garçon, avec ses yeux déjà pleins de malice, dans des odeurs de menthe et de coriandre.
A douze ans, en 24h, il a quitté son école, ses amis, sa maison, sa ville, son pays, son continent, son climat. Il a bien pris les choses parce qu’il est de ce tempérament, mais c’est difficile d’imaginer ce qu’il a vécu si gamin. Sans parler des épreuves qui ont suivi. Il n’y a pas que la mer entre lui et son enfance. En tout cas il ne peut pas prendre la voiture et aller voir son école primaire.
Il trouve si merveilleux de pouvoir le faire que nous le faisons.
Allez, mon petit bonhomme, traversons la France que je te montre la maison où j’ai grandi, et mon école qui est devenue la mairie du village.
Beaucoup de choses peuvent changer en une vingtaine d’années, mais allons voir.
Pas de la même façon parce que par choix, mais je suis aussi déracinée, c’est tout de même un voyage de changer de région, surtout dans ce pays si varié. Je ne connaissais pas le soleil, ce bleu intense, le temps à la bonne mesure, ni le goût de l’huile d’olive, pas plus celui des melons mûrs. Je ne savais même pas ce qu’était la lavande.
S’il a passé adolescence et jeunesse à Paris, Weber est un homme du Sud, pour dire que nous passons la frontière, Montélimar est maintenant loin derrière. Nous rions dans la voiture de ce tunnel gris dans lequel nous roulons. C’est mon ciel primitif. Il a son charme, il est aussi spectacle. C’est comme une autre image, j’imagine aux yeux d’enfant de Weber des contrastes sous une lumière crue, ou dans la pénombre des maisons, derrière les persiennes, alors que mes tableaux se diluent dans les brumes et brouillards.
Le vent nous a porté de loin pour que l’on se rejoigne au Royaume.

Sept cents kilomètres de pluie plus tard, nous arrivons dans mon village presque natal. Je connais encore à peu près tout par cœur, rien n’a vraiment bougé si ce n’est l’ablation des cabines téléphoniques et un ou deux ronds-points de plus. Nous nous arrêtons devant la maison que mes parents ont construite. J’avais cinq ans quand nous avons quitté la cité de la ville d’à côté pour venir y habiter. Mon émotion est d’être là avec lui, de partager cet instant où les deux rives se rejoignent. Où la femme à l’âge d’être grand-mère fait signe à la petite fille qui jouait dans ce jardin en alignant ses poupées et ses peluches pour leur faire l’école. Une vingtaine d’années que je n’avais pas revu la maison, la rue, le village, et les souvenirs accrochés à chaque pas. L’impression globale n’est pas à la rigolade, je n’aime pas plus que ça penser à mon enfance.
A la maison aussi, le ciel était gris.

Nous descendons de la voiture, le parapluie que nous avons déniché dans le coffre se retourne, une baleine casse. En matière de vent et de pluie nous sommes des amateurs. Le gazon devant la maison, le même escalier, les mêmes murs autour, les mêmes couleurs, peut-être qu’au printemps la même famille d’hirondelle vient faire son nid sous la fenêtre de ma chambre.
Pas de changements visibles, finalement vingt ans ce n’est pas grand chose. Pas plus de changements dans les maisons des voisins. Presque tous ceux que je connaissais sont morts, mais les maisons restent exactement les mêmes. Les habitants doivent se demander ce que nous faisons plantés là, ce n’est pas un coin à touristes, l’étranger est tout de suite remarqué. J’ai l’impression de voir plusieurs rideaux bouger. On ne s’attarde pas. Je prends vite une photo pour montrer aux Fils, savoir s’ils se rappellent.
On redescend ma rue, on passe devant les deux fermes, toujours là aussi, peut-être un peu plus propres, à peine plus modernes. La maison de ma copine Sylvie n’a pas changé non plus, pas plus que celle de la sorcière. On prend la grand rue, on arrive à l’école, juste à côté de l’église. On se gare devant, on reste dans la voiture, derrière les essuie-glaces, Weber prend des photos. Je lui parle de mes instituteurs, Mr Guyot et sa blouse grise, puis Mr Chatillon, je ne me souviens que de ses cheveux noirs. Le dessin est flou mais je me rappelle l’ambiance, la leçon de morale du matin. Les croûtes aux genoux, mais où est donc Ornicar ? La craie sur le tableau, la plume sergent major, cent lignes pour demain. Les garçons embêtent à la récré.
On laisse passer les hirondelles.

Nous revenons dans le monde présent et nous rendons à Belfort chez Tata et Tonton Reporter. Dans une impasse, juste en face de la gare, ils habitent une étonnante maison. De l’extérieur, elle a l’air comme toutes les autres de l’impasse, mais elle cache un merveilleux jardin, en plein centre ville, protégé par de hauts murs sur lesquels poussent toutes sortes de plantes grimpantes. Weber et mes amis se plaisent tout de suite. Là aussi c’est comme une jonction, entre ma vie d’avant et la nouvelle. Nous sommes, avec Tonton Reporter, témoins de toute notre vie, depuis nos vingt ans où nous passions des nuits entières à jouer au Risk dans les rires et la fumée. C’est une des seules personnes restées dans ma vie après le changement de région. Au début, beaucoup de monde en profitait pour venir en vacances dans le Sud, mais la plupart des amitiés se sont délités au fil du temps. Pas celle avec Tonton Reporter. Elle est solide comme son caractère à moitié hollandais. Avec tous mes très proches, après les bons repas, en général, on joue. Weber se met au rami avec nous. Nous passons comme cela trois jours, à nous promener, jouer, partager des moments de rigolade et des réflexions sur le temps qui passe, mais pas tant que ça finalement.
Nous faisons visiter la ville à Weber, je lui montre mes lycées : l’institution privée dont j’ai été renvoyée au premier semestre, puis le lycée de garçons où j’ai fini le secondaire. Nous passons dans le petit tunnel où se tenait régulièrement un exhibitionniste qui guettait les jeunes lycéennes. On va boire un verre au Central, je ne compte pas les heures passées dans ce café à refaire le monde, ou le défaire parfois. Je lui montre le théâtre où Le Grand Magic Circus m’a ouvert la tête. Bien sûr nous allons saluer le lion. Avec le vent et la pluie. La vieille ville est pleine de souvenirs aussi. Je regarde tout cela avec les yeux de Weber. Je ne suis pas sûre qu’il sache mieux qui je suis. Les lieux ne sont que des objets. Bien sûr je croise la jeune fille que j’étais à tous les coins des rues, en mode réminiscence. Cette boutique dans le fond d’une impasse, je la voyais comme une caverne d’Ali Baba. Le marché aux puces sur cette place où j’ai rencontré Gainsb. C’est un peu ici que tout a commencé. Je prends une photo du lion sous la pluie. On se rit de la grisaille, on court se réchauffer chez Tata et Tonton Reporter.
C’est moi qui gagne au rami, j’ai trop de chance.

En repartant, et pour que le voyage soit complet, j’emmène Weber dans le berceau de la famille, le village de ma mère tout près de celui de mon père, dans le Haut-Doubs. Je l’ai écrit déjà.
Je suis allée sur la tombe de ma mère, là où les années ne filent pas.
Ses cendres sont là, comme si elle était encore de notre monde.
Cela console les vivants.
Il n’y a que quelques noms dans ce cimetière, ils s’entremêlent dans les familles.
L’été, on y entend les cloches des vaches qui paissent de l’autre côté du mur de pierre.
Ce jour là, on y entendait les rires, les chansons, les cris, de la cour de l’école. La même école où avait été ma mère. Je l’imaginais, jouer dans cette cour, et la guerre qui s’annonçait.
La visite à tante Madeleine aussi, je pense l’avoir écrit. C’est la branche joyeuse de la famille, ma mère aimait beaucoup sa sœur, enviait sa joie de vivre je crois. Elle habite juste à côté du cimetière, elle n’a jamais quitté le village, la maison où elle est née est à quelques centaines de mètres – c’est la maison de mon grand-père, nous irons la voir plus tard. Nous allons frapper chez tante Madeleine, Weber et elle échangent la malice de leurs regards. C’est toujours troublant pour moi comme sa sœur ressemble à ma mère.
Sans rien demander elle sort la bouteille de blanc, la débouche et sert trois verres. Ensuite c’est café et gentiane faite maison, on sait recevoir dans ces pays rudes. On parle des uns et des autres, de toute la famille, des temps et du temps, de ce qui fait le monde aujourd’hui. A l’époque on ne le savait pas, mais elle est sûre que c’est le mari qui a tué Alexia la joggeuse. Ma mère aussi était fine mouche.
Je lui demande la recette du gâteau de ménage – la spécialité dessert du canton, je l’enregistre sur mon téléphone. Pour quand j’aurai une cuisine.
On quitte tante Madeleine avec le sourire.
On reprend la route, et puisqu’on y est allons faire un tour à Strasbourg.
C’est pendant le trajet que Weber m’en parle pour la première fois.

A suivre (ou pas)