48 Dimanche

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Pas de porte

Au Royaume, chaque saison a son propre rythme et sa propre économie. L’été, tout le monde travaille. C’est le temps fort du quartier, il change de visage, de densité humaine, tous les commerces sont ouverts, personne n’épargne ses heures. L’argent fait ce pourquoi il est fait, comme les touristes, il circule.
Il circule également beaucoup de préjugés, sur les habitants du Royaume. Lorsque l’on dit qu’on habite Gordes, c’est étrange mais humain semble-t-il – souvent inconscient, la plupart des gens en concluent que vous êtes riches. Comme s’il s’agissait d’un ghetto, comme s’il ne pouvait y habiter d’autres personnes. Le plus étrange est la façon dont on vous parle, elle change parce qu’on vous pense aisés. Drôle d’expérience de se voir coller une étiquette, surtout quand elle est tellement loin de soi. Cela donne matière à réflexion. J’observe que je précise vite que j’habite, certes Gordes, mais dans une caravane, avec trois fois rien. Je ne sais pas si je veux seulement rétablir la vérité – mon objectif étant d’atteindre déjà le seuil de pauvreté, ou si j’ai peur qu’on me prenne pour l’une de ceux qui en ce moment canalisent pas mal de haines et sont, geste à connotation, beaucoup montrés du doigt. Même si le mot est un peu fort, qu’il peut désigner quelque chose de bien plus terrible, je ressens cela comme une forme de racisme ; le plus douloureux est de prendre conscience que j’y ai contribué. Il m’est arrivé de stigmatiser les riches comme je n’aimerais pas du tout que l’on me stigmatise parce que je suis pauvre.
Peut-être est-ce ce fait que l’on me regarde parfois comme si j’étais l’une de ces personnes fortunées, ou alors à force d’en croiser des vraies dans tous les lieux de vie du quartier, peut-être est-ce aussi d’avoir réfléchi un peu plus loin que le bout de ma propre situation, en tout cas je ressens les choses différemment, et plus de colère, elle est tombée comme ça, sans prévenir, avec la mue. A l’analyse, on ne trouve jamais de belles choses dans la colère. Comment serais-je si je gagnais au loto ? Quelle conscience aurais-je de la justice sociale si j’étais née dans une famille nantie ? Comment verrais-je les choses si l’une de ces incroyables demeures du Royaume m’appartenait ? Si j’avais écrit Harry Potter (ma version préférée de la richesse) ? On a beau l’enfoncer, c’est une porte qui ne semble pas si ouverte que ça, cette évidence qu’il y a la même proportion de salauds, d’idiots, de belles personnes, chez les riches ou chez les Juifs, les Arabes, les pauvres, les femmes, les chargés de mission, les noirs, les blancs, les prolétaires de tous les pays, les gays, les réfugiés,… et tous les autres. Et tous nous autres.
Cela laisse un vide une colère qui tombe, c’est une partie de soi qui disparaît, une pierre de l’édifice qui se volatilise, il faut un peu de temps pour rééquilibrer le tout.
Je suis pour partager les responsabilités. Je prends ma part.
Comme dit un ami virtuel : Tout le monde croit qu’il est le peuple alors que le peuple c’est tout le monde.
Tout le monde, ce sont aussi ces deux cents personnes, à la fête du village de Lioux. Je garde la photo de cette immense table dressée sur l’herbe, devant le château Parrotier – propriété inhabitée du richissime Mr C. (qui semble vouloir acheter tout le Royaume, on ne sait pas pourquoi). Il y a autour de la table des personnes qui pourraient également acheter le château et une partie du quartier.
A la lumière des lampions, rien ne les distingue des autres.

Les rares qui ne travaillent pas l’été reçoivent familles ou amis. Pour dire que tout le monde est occupé. On se retrouve aux fêtes ou aux soirées. De temps en temps sans se concerter, à l’occasion d’un concert à l’auberge de Daniels par exemple, toute la bande coïncide et c’est parti pour les tournées de rosé.
Aux tablées des amis, ce qui se partage aussi c’est la liberté. Tout le monde a suffisamment roulé sa bosse pour savoir que chacun porte sa croix, que chacun est à la fois unique et comme tout le monde. Tous se montrent comme ils sont. Rien de plus et rien de moins. La Castafiore se met tout à coup à chanter – ce peut-être Carmen comme Bali Balo, cela ne surprend ni ne dérange personne. Pas plus que Gary qui reçoit à intervalles réguliers des appels de Baccall, il parle deux secondes dans sa barbe, pousse un coup de gueule, raccroche, elle rappelle, il décroche, ils s’engueulent à nouveau. Cela fait simplement partie de lui. Comme Clément s’endort après le café, Bulle qui finit toujours par jouer quelque chose au piano, Lady S. vous embarquant au 12ème siècle, Bratr expliquant la théorie des cordes.

Quand la chaleur commence à se calmer, que les touristes deviennent moins nombreux, les amis redeviennent disponibles.
Bulle fait visiter les alentours aux cars de touristes, sa saison se termine plus tard, à la fin de l’automne. De temps en temps, elle nous raconte son boulot – un bus de voyageurs peut être un univers à part entière. Tout intéresse Bulle, elle nous fait part de ce qu’elle apprend sur l’Auvergne après le passage d’un bus d’Auvergnats, sur le trafic ferroviaire après celui d’un car de retraités de la SNCF. La Castafiore est cuisinière à la résidence secondaire d’une famille de grands patrons, elle y habite toute l’année, prête à se mettre aux fourneaux dès qu’ils arrivent – deux ou trois fois par an. On ne la voit plus du tout quand ils sont là, elle est derrière son piano et invente des merveilles. Je le sais parce qu’au cours de l’année, elle nous fait tester les plats qu’elle imagine. C’est une affaire sérieuse. Les patrons sont repartis, laissant libre la piscine. Lady S. qui a déménagé au début de l’été dans sa petite maison pour louer la grande, retrouve également son espace. Je fais connaissance de La Nine, chef d’un restaurant aux Beaumettes. La saison sur sa fin, elle peut enfin rejoindre nos tablées. Son livre est celui de cette terre, sa famille habite le coin depuis au moins quatre siècles. On comprend bien que depuis tout ce temps pas un n’ait eu envie de quitter le quartier.
Avec La Nine, Bulle et La Castafiore, nous allons de temps en temps passer l’après-midi à marcher dans la campagne. La Nine connaît chaque sentier du Royaume, elle les partage, généreuse. Elle nous fait découvrir les trésors cachés – ou pas, des panoramas cinématographiques, une tombe gauloise, une chapelle perdue, le jardin du Facteur Cheval local, on traverse la forêt des cèdres, on longe le mur de la peste,… Elle nous apprend aussi le truc pour distinguer le cade du genévrier, ou l’histoire du village que l’on surplombe. C’est, pour moi, comme si le quartier ouvrait ses petites portes, et son coeur. Elle n’est pas native d’ici, mais Bulle, toujours curieuse, en connaît aussi un rayon sur le coin. Me balader avec elles deux, et La Castafiore habillée tout de rose, est à chaque fois un moment où je recharge les batteries de la poésie. Je m’amuse à entendre parler de gens que je ne connais pas, elles ont toujours une connaissance qui habite pas loin d’un chemin où l’on passe, j’apprends ainsi que Jésus était maçon et très gentil mais maintenant il est mort.
On ne sait pas qui habite sa maison.

L’automne arrive, je prépare la caravane pour l’hiver. Gary connaît toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a ce que vous voulez, pour moi ce sera des bottes de paille. Pour isoler la caravane du sol. Weber m’offre la bâche qu’il faut. Je remplace le ventilateur par le chauffage, coupe un rideau épais pour la porte, fais le compte des couvertures.
Clément n’y peut rien mais le dossier n’avance pas. En fait tous ces bâtiments ne sont pas tout à fait à lui, mais à une société familiale, ce qui complique beaucoup les choses. Sans compter les informations que je glane sur l’histoire de ce toit en amiante, il ne peut être traité que par un spécialiste agrée, au tarif horaire hors de ma bourse. Je commence à penser à un plan B.
Disons, à penser qu’il faudrait penser à un plan B.
Mais je n’en prends pas encore le temps, chaque jour requiert toute mon attention.
Et puis je vois l’idée germer dans l’esprit de Weber.
Je la vois germer parce qu’elle traverse aussi le mien.

A suivre (ou pas)