41 Dimanche

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Faux pas

En plus de l’amitié, quand je parle du Boucher du Luberon, je l’appelle mon éditeur. Il a publié un de mes recueils de poésie, et deux autres sont à venir. Cela fait plusieurs années que nous traînons nos guêtres ensemble dans le microcosme de la poésie. Je le souhaite à tout le monde – enfin, ceux que ça intéresse – un éditeur pareil. Qui s’attache à chacune de vos virgules, pinaille sur les mots, contrôle tous les détails du livre puis parcourt la France et ses environs pour le vendre. Dommage qu’il ne lise pas de romans. C’est un personnage, insupportable et charmant. Un fou, un poète, un clochard céleste, un généreux. Bref, cela fait quelques mois qu’il a publié On ne connaît jamais la distance exacte entre soi et la rive, il me trouve encore des lectures et même une radio. Une interview à Radio Libertaire dans une émission qui s’appelle Femmes libres. Je suis ravie et détendue, je me sens en famille.
Cerise sur l’ego, cela me fait passer quelques jours à Paname avec Frangine.
Je suis contente de quitter le Royaume, me remettre un peu de mes émotions. Et puis c’est un repère pour moi, la maison et le quartier de Frangine – retrouver quelque chose de familier. Un repaire aussi. Je ne réalise pas que je laisse déjà dans le Luberon une partie de moi. Weber me manque dès la première nuit. Frangine se moque de moi.
Moi aussi je me moque de moi, je reconnais ce sourire béat.
Je crois que je l’ai gardé tout le long de l’émission de radio.

Je n’ai jamais osé réécouter cette émission, je me suis rarement sentie aussi minable. On ne s’y habitue pas, mais ce sont des choses qui arrivent. J’ai l’impression de n’avoir dit que des bêtises, des choses superficielles, je n’ai même pas mentionné l’un des sujets importants de mes poèmes. C’en était pourtant l’occasion. A aucun moment n’a été prononcé les mots de femme fontaine. Dans une émission qui s’appelle Femmes libres ! Je n’en suis pas fière. Je ne peux même pas expliquer ce qui s’est passé, j’ai l’impression que ce n’était pas moi qui était là. Je crois que ça s’appelle le trac, il peut être insurmontable – il vrille le cerveau.
J’ai vraiment un problème à l’oral.
Je me souviens de mes premières lectures tout aussi catastrophiques. Je me faisais pitié. Je lisais et j’étais en même temps dans le public à regarder cette pauvre femme lire ses pauvres poèmes sur une pauvre feuille que ses mains faisaient trembler. Je lisais et je m’enfonçais petit à petit. Je finissais en apnée.
Pour cette émission, à l’aller j’en fais grande publicité sur tous les réseaux, au retour je fais tanière – je ne veux en parler avec personne. Silence radio.
On se prend des claques parfois.
Je sors de là en grande interrogation – dans quelle mesure parler du livre fait partie du livre ? Et déçue de moi-même. Pas la plus agréable des sensations. Ce n’était tout de même pas la mer à boire. Cette blessure n’est peut-être que d’amour propre, mais elle meurtrit pareil.
Frangine me console avec un de ses petits plat et une belle soirée de bavardages, Weber me fait rire au téléphone.
Je me souviens d’une autre émission de radio, à Marseille, il y a très longtemps. En écoutant la cassette enregistrée je m’entends dire avec naturel et sans m’en rendre compte : ce que vous pensez, ce que vous disez
La honte est toujours sur mon front.

Ça fait longtemps que je ne suis pas venue à Paname. Les dernières fois, j’y venais le cœur lourd. Avec un peu de distance, j’ai l’impression que certaines blessures du coeur ont également beaucoup à voir avec l’amour propre. La ville me parle autrement, elle me parle meilleure. En tout cas dans ma petite histoire, elle n’abrite plus de fantômes. Pour le reste, ce qui blesse ne s’est pas arrangé. Des enfants couchés sur le trottoir. Il faudrait commencer par ça, tous s’y mettre – personne ne devrait dormir dans la rue.
Je me nourris de tout, le monde, le bruit, l’état des lieux, les lumières de la ville.
Je me sens bien chez Frangine, dans sa chaleur rêveuse. On se parle longtemps, on se tait beaucoup.
Weber a vécu longtemps à Paname, c’est avec lui que j’aimerais y marcher. Il a aussi plus d’une vie dans son histoire, et il en a la mémoire. Moi j’oublie tout, les souvenirs remontent de temps en temps, à l’occasion d’un parfum, un mot, une musique, une ambiance, mais ils repartent aussitôt dans les limbes. Il faudrait tout écrire sur l’instant. Weber lui, se rappelle, il me raconte son livre, par fragments. Il est passionnant. Découvrir la vie d’un autre. Je l’écrirai un jour son livre, les plages de Carthage, les Jésuites, et puis Paris, Sault, Rome, les bals à l’ambassade comme le verglas dans la salle de bains, l’arrivée de son fils – De Niro. Je ne sais pas écrire les livres des autres, mais pour le sien, je saurai. En tout cas, Paname me cause de lui.
De moi aussi. Toutes mes époques ont eu un pied à Paris. A chaque séjour, j’y croise ma jeunesse. Echevelée, écervelée.
Avec Frangine, il nous arrive bien sûr de visiter nos souvenirs – nous en avons pléthore en commun, mais la plupart du temps nous préférons refaire le monde. Comme des petites filles. Nous le peignons aux couleurs de l’arc-en-ciel, y réintroduisons des espèces disparues, y compris des licornes. Nous sauvons la planète à coups de grandes utopies. Une fois que c’est fait, j’essaye ma nouvelle façon de voir les choses, partir de ce qui est. Quand je dis à Frangine que tout de même tout cela tient à peu près debout, elle me fait la liste de tout ce qui cloche. Nous rigolons de nos dialogues de sourdes. C’est pareil quand je me demande comment elle peut vivre dans ce brouhaha incessant, elle ne comprend pas que l’on puisse habiter si peu de monde au kilomètre carré. C’est un bon sujet de conversation l’anonymat des villes. Mille façons de le vivre. Pour Frangine, il fait partie de sa protection. J’adore sortir avec elle, gouailleuse, elle parle à tout le monde, tente toujours de dérider le bougon. On traverse Paris pour le plaisir de marcher ensemble, prendre le temps de la beauté des pierres, se rappeler que nous avons été légères et court vêtues, se moquer de tout.
Depuis deux ou trois ans, Frangine étudie le shiatsu, elle commence à cerner le sujet. Je m’allonge sur sa table à masser grand standing. Elle me malmène dans tous les sens puis diagnostique un bon état général. No stress dans mon corps. Je dors bien cette nuit-là, à cause du massage ou peut-être parce que je suis heureuse de prendre le train le lendemain, de rentrer au Royaume. L’émission de radio Libertaire est comme un caillou dans ma chaussure, mais je sais qu’il finira par se dissoudre, par devenir sable emporté par le Mistral.

Je retourne dans le Luberon, sous le bleu, et dans les bras de Weber. Le paisible Royaume, ses champs et contre-champs, ses plans larges, son air léger.
Weber vient me chercher à la gare, cela faisait longtemps que je n’avais pas connu cette sensation de rentrer à la maison. Alors que je n’ai même pas de maison.

Il vient me chercher à Cavaillon. Sur la route, je m’emplis de l’horizon. Nous partons directement à une invitation du côté de mon histoire. L’ami a écrit un bon roman, il est publié chez Gallimard, nous sommes invités à la fête. C’est un joyeux évènement. Je travaille sur le petit pincement d’envie, transformer amertume en motivation, et je me réjouis sincèrement pour l’ami.
Pour tout le monde, d’une façon ou d’une autre, rien n’est vraiment facile. Et bravo à ceux qui savent un peu se dépatouiller dans ce grand bordel.
Ce qui n’est pas tout à fait mon cas, aucune avancée sur mes projets.
Il va bien me falloir un toit pourtant.

A suivre (ou pas)