20 Dimanche

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Un pas de plus

Quand on vient à la galerie, depuis Avignon, Cavaillon ou Coustellet, à hauteur de Gordes, on laisse le village sur sa gauche et on descend en direction d’Apt. Il faut être prudent, au virage suivant, un panorama vous distrait à coup sûr. Toute la vallée, au sud, jusqu’à Bonnieux, une quinzaine de kilomètres, et tout au fond, au nord-est, une immense falaise sortie de nulle part.
Elle m’intrigue depuis que j’habite le Royaume.

L’invitation des filles comprend le trajet. Pile à l’heure, ce mercredi, La Castafiore passe me chercher à la galerie. Elle porte de superbes bottines panthère et un serre tête fleuri. Elle chante dans la voiture, un air de la Traviata puis une chanson de Brigitte Bardot, on rigole. Elle prend une petite route que je ne connais pas, en direction de Sault et du Ventoux, je n’en perds pas une miette. Dans le premier champ après l’intersection, comme gardien d’une frontière, un âne paît. On traverse des vignes, des cerisiers, au large de Joucas, encore un village de lumière – taillée dans la pierre.
Lorsqu’on arrive à Lioux, je prends en pleine figure, et dans presque tout mon champ de vision, le spectacle de la falaise sur laquelle rebondit le soleil couchant.
Pour les décors, la production a les moyens.
Plus tard Le Fils qui habite Marseille dira que cette falaise est aussi puissante que la mer. Je savais déjà que je me poserais là, avec vue sur elle, je l’ai donc pris comme un compliment personnel.
Juste au pied, La Castafiore me montre la maison où habitent les yeux doux.

Face à la falaise, de l’autre côté de la route, dans un oasis au milieu de la roche, l’auberge vaut le chemin. D’ailleurs elle a une plaque du Routard pour chaque année depuis son ouverture. Plus de vingt ans, les premières sont collector. Comme les billets collés sur tout un pan du mur – je vois le vieux Corneille de 100 francs, à côté des cartes postales, un peu trop de fesses de femmes. Sur les murs de la salle, des citations de toutes les écritures, même sur le plafond, on imagine des soirées mémorables. La loi Evin n’est pas arrivé jusque là, on s’y sent libre.
Daniels, l’aubergiste, été comme hiver vaque pieds nus, un souvenir des Antilles me précise-t-on. Si ta tête ne lui revient pas, il ne te servira pas, semble dire la légende. Au départ je ne sais pas quoi boire. Daniels me fait signe de la main de ne pas bouger, il va chercher un verre et prend une bouteille sans étiquette, juste un point d’interrogation au feutre blanc, le liquide est coloré, fruité sunrise, c’est une bouteille de « je ne sais pas ». Il m’en sert une bonne rasade. Je suis consciente de l’honneur. Il bougonne, fait semblant de grogner, mais on remarque vite qu’il ne perd pas une occasion de rire.
Comme la bande de dimanche que l’on a rejointe.

Il est encore plus attirant. C’est difficile de ne pas le regarder tout le temps. Dans nos sourires l’un à l’autre, quelque chose est déjà vivant.
Je suis à la fois livrée à mon trouble bienheureux et pleine d’interrogations, de peurs sans doute. L’ambiance noie le poisson, Bulle a rapporté des pizzas, les tournées se succèdent, tout le monde arrive plus ou moins à se parler dans le brouhaha.
L’histoire de chacun est tout un livre.
Lui et moi échangeons des informations avec désinvolture. Il est père, le terrain qu’il attend pour construire sa maison est voisin de l’auberge, il connaît Rome comme sa poche… On se comprend, lui non plus n’a pas une vie en ligne droite. La sensation qu’on en dégage la même philosophie.

Je vois dans les yeux d’Aziza – la fine mouche, qu’elle a repéré l’évidence.
La Castafiore pousse la chansonnette, Bulle joue un morceau de piano.
Assise sur un tabouret de bar dans un bistrot de bout du monde, je ris, du léger dans l’air.

Je les invite tous à la journée poésie de dimanche, celle que j’organise dans la grande pièce de la galerie et sur laquelle il faudrait que je me recentre sans tarder. Ils disent qu’ils viendront. Il me le certifie les yeux dans les yeux.
Au moment de partir, lorsque je veux régler ma tournée, Daniels m’informe que les yeux doux l’ont déjà payée.
Je l’assume, même si c’est trace d’un autre temps, cela n’attente ni à ma liberté ni à mon indépendance, j’aurai toujours un faible pour ces hommes qui ne peuvent pas laisser une femme payer son verre. L’important est de pouvoir le faire, de pouvoir payer son verre, sa tournée, là est ma liberté. Si je veux, je peux, comme ma liberté d’aimer les hommes galants. Vieille ou pas, l’école dit beaucoup de la personne. J’en ai croisé dans tous les milieux, ce n’est pas qu’une question d’éducation, c’est un esprit, et la plupart du temps l’exact contraire du machisme ou toute chose de cet ordre.
Tu la joues gentleman, soit, moi j’habite l’Elégante, ça me fait déjà aussi pas mal de points.
Toutes les bises et à dimanche.

Je n’en parle à personne mais je suis en panique. Ce n’est pas qu’il me plaît, c’est plus profond, comme s’il était fait pour moi, je le sais, je le sens, je le veux. Au plus juste, une partie de moi ressent tout cela, qu’il n’y a pas de questions à se poser, une autre partie fuirait bien, en courant. Pour différentes raisons, que je ne comprends pas sur l’instant, empêtrée dans ma confusion.
Je me souviens de ce qu’avait dit le Berger des Rues, nous parlions de l’une des jeunes femmes dont il s’occupait et qui venait de tomber amoureuse, il m’avait expliqué à quel point une nouvelle relation remue tout ce que nous sommes, déstabilise même nos fondations. Je comprends ce qu’il voulait dire.
Surtout que mes fondations sont déjà malmenées. Je viens d’arriver, c’est toute une aventure, je me construis ici, je n’ai pas envie d’une histoire d’amour, c’est égoïste, j’ai besoin de toute mon énergie pour moi, pour mon projet, pour trouver de quoi vivre, je n’ai pas de place pour quelqu’un. Remonte aussi la dernière déception, qui m’a terrassée trop longtemps, mon petit cœur ne veut plus d’autres cicatrices.
Cela fait quelques années maintenant que je suis seule. Pour survivre gaiement, il a fallu blinder quelques portes, je ne sais pas où trouver le courage de les ouvrir à nouveau. Je me rappelle comme tout le monde le 7 janvier 2015, ce n’était pas seulement ce que nous avons connu de plus terrible – sans même savoir qu’il ne s’agissait que de l’ouverture du bal, mais c’est le jour où jamais je n’ai ressenti à ce point le manque d’une épaule sur laquelle pleurer.
Ensuite, la solitude est devenue une force, on se porte bien à n’avoir de comptes à rendre à personne. On se le dit, les femmes seules, entre nous, avec notre solidarité, il y a une douce ivresse dans notre liberté.
Sauf qu’on ne peut pas ignorer ce que l’on ressent, on ne contrôle pas le côté aimant de la vie, il y a des lois – en physique, en chimie, en amour.

Pour l’instant je dois m’occuper des lectures de dimanche, les derniers mails et coups de téléphones, les courses, l’aménagement de la salle. Dam arrive le matin pour installer la sono. Ensuite les poètes, un peu de public, les amis. Captain Sensible est impatiente de le voir. Je ne sais pas s’il viendra mais elle parie qu’elle devinera qui c’est. Je ne lui donne aucune indication physique mais je ne parie pas contre elle, elle a un feeling d’un autre monde et nous aimons les mêmes hommes.
C’est bon de retrouver la poésie, elle a traversé le département avec moi, nous avons franchi les montagnes. Bulle et la Castafiore sont là, Aziza et Clément aussi, il arrive enfin. Captain vient me voir deux minutes après qu’il soit entré :
– C’est Jacques Weber.
Ce n’est même pas une question. C’est vrai qu’il ressemble à l’acteur.

Un peu de la famille : Gainsb a fait le déplacement ; mes amis du sud : Copine est venue, Flore aussi avec Abel le Boss et leur propre poésie, Le Boucher, quelques autres ; la tablée du nord avec La Castafiore qui de temps en temps se lève et déclame ; mes amis poètes, toute la journée des mots qui touchent, les yeux doux de Weber.
Ce moment est comme la jonction entre mes deux vies, entre les deux côtés de la montagne, réunis pas les mots et la poésie – le rosé, aussi, un peu. Je dirais l’ouverture du portail du Royaume.
Pour clore ces jours là, l’usage est de prévoir des spaghettis à la bolognaise qui s’adaptent au nombre imprévisible de convives. Toute le monde reste, ou presque, j’en suis heureuse, je commence à sortir le matériel. Weber se propose pour la cuisine, à son ton et sur le conseil des autres je comprends qu’il est le seul habilité sur le territoire à cuisiner les pâtes – ascendance italienne oblige. J’accumule les informations, il est très fort en pâtes, nul en nettoyage de cuisine.
C’est délicieux, cette tablée, le vin, la poésie, la bolognaise, le cœur fondant. A l’autre bout de la table, Captain Sensible voit la montée d’émotion dans mes yeux, elle lève son verre, trinque de loin – à la vie et son beau cinéma ! dit-elle.
– Pas mieux.

Quelques jours plus tard c’est notre premier rendez-vous.
Disons que nous n’avons pas eu des débuts faciles.
Enfin, oui et non.

A suivre (ou pas)