13 Dimanche

Précédemment

Pas de deux

Je l’ai déjà décrit dans un recueil de prose-poésie mais le livre est pour l’instant inédit. Et puis on a le droit de ressasser aussi les bonnes choses.
L’écrire sous un autre angle.
Tout peut être dit avec d’autres mots.
Ou pas.
La scène reste fidèle dans ma mémoire, pas beaucoup de son mais tous les autres sens sur la sellette.
L’impression la plus précise et la plus durable est celle de la lumière.
Voilà pourquoi la photo est intacte.

Il fait soleil, je vais déjeuner à pied, Aziza et Clément habitent à 500m de la galerie. Je longe des maisons et des murs de pierre, des jardins de curés, une pinède et quelques vignes, déjà un peu de coquelicots. La route est déserte, je marche au milieu, la bouteille de vin à la main. J’ai beaucoup aimé ces moments dans les villes, la nuit, où, à deux ou en bande, on marche au milieu de la rue – cette sensation de maîtriser le jeu. C’est un peu le même sentiment, seule, à la campagne, à midi, je marche au milieu de la route et elle m’appartient.
Je fanfaronne, parce que quand j’arrive il y a déjà presque une dizaine de personne inconnues et je me sens plutôt intimidée.
Je suis présentée comme la fille qui habite la caravane au fond du jardin, à la galerie.

Nous sommes dans la cuisine, autour d’une grande table ovale en bois doux, où je compte une quinzaine de couverts. La pièce est claire, colorée. Une grande baie vitrée donne sur le terrain, l’enclos des chevaux, un morceau de plaine, au loin un village du Royaume perché sur sa colline – je parie pour Roussillon. Ou Bonnieux ? Je n’ai pas encore les repères. Deux chats traversent la pièce– dans un évident et souverain dédain. On sert l’apéro, un rosé d’ici, vif, fruité, rond comme la montagne, il me plaît. Encore un bel atout pour le quartier.
Dans quelques minutes sera réglé le problème Should I Stay or Should I Go mais je ne le sais pas encore, pour l’instant j’en suis à découvrir un nouvel univers.

Quelqu’un entre de temps en temps, ils se connaissent tous, s’embrassent, ici c’est trois bises, c’est trop, on en rigole avec Dam qui dit que c’est le pays des Bisounours : on se fait plein de bisous. Ils s’interpellent, se donnent des nouvelles, me demandent qui je suis. La fille de la caravane…
La parité est honnête, tous très différents, chacun se présente sans fioriture, ils sont aux environs de mon âge, à une quinzaine d’années près. Plus on avance, moins les années séparent.
Quelqu’un parachutée comme moi à cette table pourrait se demander ce qui les rassemble, mais ce n’est pas le genre de questions que je me pose, ils sont reliés, c’est un fait, je le prends comme tel.
Je fais la connaissance de Bulle, un petit bout de femme aux yeux perçants, elle parle comme dans les livres, s’amusent avec les mots, les aiment précieux et rares, elle a un sourire de môme, fait rire tout le monde. La Castafiore aussi, je comprends pourquoi ils l’appellent comme ça, elle en a le coffre et la coquetterie, c’est une diva, bonne enfant, qui brûle les planches. Il y a aussi Hildebald, artiste et narcoleptique, un autre qui ne quitte pas son chapeau avec une tête de lutin dessous, un avec accent qui choisit ses mots, Aziza, la chaleureuse, passe un moment avec chacun. On me parle de deux autres en voyage, en Amérique. Je ne peux pas me souvenir de tous les prénoms mais, moi la taiseuse, deviens bavarde, curieuse de ces personnages uniques – joviaux et débonnaires comme dirait Bingo – dont je comprends et j’apprécie l’humour. Une joyeuse tribu.
Comme tout le monde, chaque fois que la porte s’ouvre je regarde qui arrive.
On n’est à l’abri de rien sur cette terre.
L’amour, comme la chance, est un attentat à l’envers – au bon endroit au bon moment.
L’image est très présente, une photo avec flash.

Il entre dans la pièce. La lumière autour de lui – je ne sais pas si elle l’enveloppe ou s’il l’irradie – est douce mais m’éblouit.
Je n’en crois pas trop mes yeux mais je croise son regard.
On se le dira après, il a ressenti la même chose, une évidence.
J’en ai sur l’instant un peu le souffle coupé.
Si mes souvenirs sont bons, le coup d’œil est rapide, on tourne vite la tête, on s’est pris la décharge, on s’est vus, personne ne va fuir dans la minute, laissons venir.
On ne nous apprend pas à faire la grimace.

Il est accompagné d’un ami, ils apportent un plateau d’huîtres. Soudain, un petit air de fête en plus de la bonne ambiance.
Il s’assied en face de moi, je ne le voyais ni ne l’aurais aimé ailleurs. Je ris maintenant de ces efforts à avoir l’air de rien mais nos yeux qui ne se quittent pas. Ils sont déjà aimants. Je vois l’enfant dans son regard sombre, il est doux et malicieux. Je vois l’élégance dans tout ce qu’il dégage. On se connaît. Pas née de la dernière pluie, je sais le prix de ce que je suis en train de vivre.
On apprend quelques petites choses l’un sur l’autre. Par exemple qu’il attend un terrain pour construire une maison à Lioux, un village voisin où il habite et dont je n’avais jamais entendu même le nom. Je parle de mon intention d’acheter une partie de la galerie. On rit déjà de nos projets similaires.
Je pense que personne ne remarque l’intensité de nos regards. C’est entre lui et moi. Les autres m’accueillent, me questionnent, se racontent.
Les métiers sont variés, tailleur de pierre, photographe, bricoleur, cuisinière, guide touristique, ingénieur… Ils viennent de milieux, de culture, et même de pays différents, mais parlent tous la même langue. Celle de l’instant qui compte. Je devine les parcours cabossés, les chemins de traverse, qui les relient aussi. Je me sens en terre familière.
Je découvrirai plus tard qu’ils partagent également, et j’en suis aussi, un émerveillement quotidien à habiter le quartier.
La longueur d’onde est simple et humaine, pas étonnant chez Aziza et Clément, mais c’est le sel de n’attendre rien on reçoit tout comme une surprise, bonne en l’occurrence.
Le courant passe.

Je vois qu’il m’observe quand la Castafiore pousse un contre ut ou une bordée d’injures, mais j’ai l’habitude des fous et des poètes mon petit bonhomme.
Je me sens à l’aise à cette tablée hétéroclite.
Je le regarde aussi, il semble aimé et respecté des autres, il est courtois et attentif. Et comme tous, rieur.
Aziza, Bulle, et la Castafiore, les filles en chef décident qu’il faut me montrer un bistrot du coin, un de leurs repaires, l’auberge de Lioux, on décide d’y aller mercredi, à l’heure de l’apéro. Si j’ai bien compris c’est le village où habitent les yeux doux, le rendez-vous ayant l’air d’englober toute la tablée, je suis à peu près assurée de le revoir. De toute façon, j’en ai la certitude, je peux prendre congé.
Je suis épuisée, le repas était délicieux, j’ai fait péché de gourmandise, et puis je n’ai plus l’habitude de tant échanger avec d’autres entités biologiques, et puis ce regard me retourne tous les organes.
Il y a cependant une question qui reste en suspend. Il est arrivé accompagné d’un ami, ils habitent ensemble, partagent le projet de maison. Au premier coup d’œil, éblouie par la lumière autour de lui j’ai quand même remarqué qu’il est ce que ma mère appelait un bel homme. Il est visiblement cultivé, soigné. Tous ces éléments et le fait de n’avoir reçu aucune information sur sa situation amoureuse me font douter, de son naturel intérêt pour moi.
D’un autre côté sa façon de me regarder balaie tous ces doutes.
Je ne sais trop quoi penser, je veux garder la tête froide mais cette chaleur que je ne contrôle pas. J’ai besoin de m’éloigner, calmer l’étourdissement.
Juste après le café, un dernier regard plein d’interrogations, le rappel du rendez-vous de mercredi, trop de bises, et je me sauve.
Je file dans ma chambre, me repasser le film.

Cap’taine Sensible m’appelle ce soir-là, rien n’est dit ou fait mais je lui raconte la rencontre, et mot pour mot lui annonce une grande histoire. Elle vient dimanche, elle espère le voir. Le prochain dimanche me semble à des années lumières, j’y organise une journée lecture de poésie, pas envie d’y penser pour l’instant.
Le téléphone raccroché, je trouve que je me suis un peu avancée, rien ne dit même qu’il y aura une histoire. Mais si, les regards le disent. Comme si je ne savais pas que parfois on lit ce que l’on veut lire dans un regard. Oui mais…
La soirée et les jours qui suivent me promènent ainsi sur l’échelle de la confiance, j’oscille entre la conscience de me trouver au début d’une belle chose et l’idée que je me fais des idées. Je me connais, je fais parfois des choix sans en envisager tous les aspects, ensuite j’ai l’impression de tomber des nues. Je vire l’adolescente qui pointe toujours son nez quand un homme occupe mes pensées. On ne peut pas le savoir avant de vieillir, on est aussi toutes les personnes passées et il faut être vigilant à qui commande. Là non plus je n’ai pas le temps de me tromper.
Le reste des interrogations n’a pas d’âge, c’est interprétation des signes, des mots, concentration sur les détails échappés à première vue, analyse des gestes, extrapolations pas toujours rationnelles.
Comme les enfants à l’école, j’attends mercredi.

A suivre (ou pas)