104 Dimanche – Lcep 15

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Sur nos pas

Vous me trouverez
au-delà du Tibre
foulant en sandales vernies
les pavés de notre mémoire
L’amour caché derrière les vieilles pierres
de peur d’éblouir l’éternité

La Castafiore a un fils steward avec qui elle parcourt la planète. On reçoit en instantané des photos où ils rient tous les deux, les dernières arrivent du Vietnam. Il y a deux mois c’était la Colombie. Aux tablées, parfois elle minaude, oh je ne sais pas où aller ! Le Mexique ou la Thaïlande ? Elle rapporte des cadeaux. Elle a également, en général, acheté une ou deux paires d’improbables chaussures.
Bulle revient d’Inde. Elle nous conte à mots précis. Invitation au voyage. Les images restent comme si nous y étions. Lady S. rend, une ou deux fois par an, visite à sa famille et ses amis aux Etats-Unis, la plupart du temps elle embarque Gary avec elle. Ils envoient des photos de cabanes tout confort au milieu des bois, des vidéos de concerts country dans des bars. Aziza et Clément arrivent du Maroc, repartent pour le Danemark. Les photos se mélangent sur nos téléphones : la plage, la neige, les métropoles, les paysages, les passants de l’autre côté des mers et des océans. Parfois, aux tablées, c’est tour du monde entre amis.
Moi je rêve de New-York, un peu à cause d’Yves Simon et Téléphone. Mais surtout à cause des films, des livres, de tant d’artistes, écrivains, musiciens, cinéastes, qui m’ont construite aussi. J’aimerais voir Manhattan, Brooklyn, Central Park, Times Square, la 5ème Avenue, Chinatown, Little Italy, l’Hôtel Chelsea, les rues avec les maisons de briques rouges et les escaliers devant, sur lesquels doivent trainer normalement les gamins du quartier… Cette combinaison de lieux que l’on connaît sans les connaître m’époustoufle d’avance.
Un jour, j’irai à New-York avec lui. Parce qu’il en rêve aussi.
Mais pour l’instant la terre n’est pas assez stable sous mes pieds, je n’aimerais pas trop m’éloigner du point d’ancrage.
Ce n’est pas raisonné, c’est une impression.
C’est à propos de la façon dont fonctionnent les histoires d’amour. Si aucune ne ressemble à l’autre, il se trouve tout de même quelques constantes, comme le premier baiser, la première nuit, ou le premier voyage ensemble – par exemple.
Il compte pour toute la suite, il concentre les émotions, raconte l’histoire. Il s’agit de la pratique, l’application de la théorie amoureuse. En prenant de la distance on ne sait pas ce que l’on va trouver, en tout cas on rencontrera l’autre autrement. Ailleurs, ensemble, on prend le risque de se perdre. Mais je n’ai aucune inquiétude, je commence à connaître le bonhomme, je comprends grâce à Weber ce que signifie exactement cette expression de midinette, plus sagace qu’il n’y paraît : avec lui, j’irais au bout du monde.
Pas la peine cependant d’aller si loin, la destination de notre première sortie du territoire est comme tout le reste : une simple évidence.

Weber me parle de Rome depuis le premier jour. Il en a été habitant par intermittence. Il me montre des extraits de films de Fellini, comme s’il était lui-même sur la moto qui fonce à travers la nuit et toute la ville, il passe cheveux au vent devant les monuments, devant les ruines de l’empire. De temps en temps il se met à parler italien, ce n’est pas pour rien qu’il est le délégué aux spaghettis bolognaise du quartier.
Comme l’école de mon village l’est pour moi, Rome est son passé le plus lointain resté accessible.
Cela concorde avec le premier anniversaire de notre premier regard.
Weber organise tout le voyage. C’est une grande première : ne m’occuper de rien. Aucun problème à me laisser aller, me laisser porter.
Il sait prendre sa part de la charge mentale depuis son plus jeune âge.
Plus possible de compter les points que tu marques mon petit bonhomme, explosion des scores.

Il fait très chaud, c’est un mois de juin comme un mois de juillet d’avant (avant que le soleil ne devienne de plus en plus mordant).
J’avais, bien sûr, envie d’aimer cette ville, elle tient tant de place dans le cœur de Weber, sans parler du mythe qu’elle représente. Mais c’est, de toute façon, tombé sous le sens. Comment ne pas aimer Rome ? Comment ne pas tomber amoureuse en découvrant cette beauté au bras d’un aimé qui parle italien et connaît les petites places. Bien joué.
Nous arrivons en bus, depuis l’aéroport, à la gare Termini. Tout le monde cherche la fraîcheur. Nous prenons un taxi, Weber discute avec le chauffeur, il retrouve sa langue méditerranéenne. Je comprends un mot par-ci par-là, ils parlent politique. Le film n’est pas sous-titré mais cela m’est égal, c’est comme une musique gaie à l’oreille tandis que Rome défile par la fenêtre de la voiture. De temps en temps Weber interrompt la conversation avec le chauffeur pour faire le guide : le Capitole, le Château Saint Ange…
On débarque au Trastevere, un quartier de petites ruelles, de pierres, d’ocre et de verdures sur les balcons. Du monde dehors. L’hôtel est un ancien couvent. Il en a la majesté et la fraîcheur. La hauteur des plafonds et les crucifix dans chaque pièce respirent le passé.
Tout le séjour j’aurai cette même vision à l’esprit, l’image des pas de ceux dans lesquels je pose les miens. J’imaginerai les religieuses marcher en rang sur le sol de l’hôtel, les chars sur la place Navone, la foule au Colisée…
Je verrai à la fois Jules César et Anita Ekberg.

Il y a quelque chose dans l’air, je ne sais pas si c’est l’Italie, Rome, l’Histoire, le quartier, ou l’harmonie entre Weber et moi, certainement un peu de tout cela, je me sens si légère, si bêtement heureuse. Emerveillée aussi, il faut bien le dire. Fi de la chaleur et de la foule internationale, nous marchons des heures, le long du Tibre, et dans bien des quartiers de la ville. Weber me montre à la fois les petites rues et les grands monuments.
La bouche de la vérité, place Bocca della Verita, est une très ancienne plaque d’égout sur un mur, avec un trou à la place de la bouche. La légende dit que si l’on met sa main dans le trou en prononçant un mensonge, elle est tranchée. Gregory Peck fait semblant d’avoir la main arrachée, il hurle, ce qui fait hurler aussi Audrey Hepburn en Vacances romaines.
Weber et moi, chacun notre tour, glissons notre main dans le trou, sans crainte, plaisantant de nos sentiments.
Personne ne se fait trancher la main. Ouf.
Sur le Campo de’ Fiori, Weber me montre la statue de Giordano Bruno, il est persuadé que George Lucas s’en est inspiré pour créer l’empereur de la guerre des étoiles. Ça se pourrait bien.
Le balcon où se sont tenus ensemble Hitler et Mussolini en 1938, tandis que Sophia Loren et Marcello Mastroianni passaient eux aussi Une journée particulière.
La place d’Espagne, celle du peuple, repos au parc de la Villa Borghèse, la fontaine de Trevi, la vie douce…
Nous nous arrêtons souvent, le temps de nous rafraîchir, nous buvons des citronnades pétillantes, repartons de plus belle. C’est une promenade sans fin, une histoire à chaque coin de rue.
Dans le plus ancien bistrot de Rome, le caffè Greco, je n’ose pas penser à tous ces illustres qui se sont assis entre ces murs. Stendhal !
Je suis fascinée par le Panthéon, posé sur une place, sans protection particulière, à portée de main de tous. Je vois un chien uriner au pied d’une colonne. C’est tout Rome, l’histoire sur la place publique. Juste à côté, un groupe de musiciens joue Ennio Morricone. Les facettes de l’Italie se synchronisent.
Weber me raconte sa vie d’ici, nous passons devant son ancien appartement, à proximité des ministères et institutions. Comme le reste, à portée de main, on passe devant l’entrée d’un ministère comme devant celle d’un simple immeuble, juste deux gardes à la porte.

Le soir nous flânons dans les petites rues du Trastevere à la recherche d’un bon restaurant. Weber a le nez pour ça, il sait reconnaître la frime, il cherche les restaurants où vont les habitants du quartier.
Toute la semaine, nous faisons le tour des piazza et des pasta alle vongole. Nous croisons le monde entier. Tous les vendeurs des rues prennent Weber pour un américain, il leur répond de son plus bel italien.
Nous avons instauré comme un rituel, le dernier verre sur une terrasse de la place Santa Maria. Des bandes de jeunes romains se réunissent devant la basilique. Ils sont comme tous les adolescents, ils habitent l’une des plus belles villes de la planète comme si de rien n’était, ils sont simplement adolescents – avec téléphone.
Il arrive qu’on parle de nos projets, du lotissement sur la roche, mais il y a vite autre chose qui détourne notre attention – une image, un chant, un souvenir. Le ricochet des derniers rayons de soleil sur des chevaux cabrés, ou sur un escalier de pierres presque vieilles comme le monde.
C’est la première fois que Weber et moi passons tant de temps ensemble, sans même remarquer que l’on ne se quitte jamais plus d’une heure. Les nuits et les jours, pourtant écrasés de chaleur, se suivent paisibles et fluides – sous le charme.
Ensuite, il faut bien rentrer.
Garder l’enchantement et faire des plans pour l’avenir.

A suivre (ou pas)